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littérature

«De geschiedenis van mijn seksualiteit» de Tobi Lakmaker: Manic Pixie Dream Girl

Par Tobi Lakmaker, traduit par Atelier de traduction littéraire - Nouveau centre néerlandais
24 août 2022 7 min. temps de lecture

Le Nouveau centre néerlandais
de Paris organise chaque année un atelier de traduction littéraire. Sous la direction d’Isabelle Rosselin, les participant·es mettent leurs efforts en commun pour traduire des extraits d’œuvres récentes d’auteurs et d’autrices néerlandais·es. Pour l’atelier qui s’est tenu en juin 2022, le choix s’est arrêté sur deux ouvrages parus au courant de l’année précédente:
De geschiedenis van mijn seksualiteit (L’histoire de ma sexualité) de Tobi Lakmaker (°1994) et Ik ga leven (Je vais vivre) de Lale Gül (°1997).

Dans De geschiedenis van mijn seksualiteit, premier roman de Tobi Lakmaker et publié alors que l’auteur -transgenre- portait encore le prénom Sofie, il est beaucoup question de sexualité et de genre. Mais aussi, comme il est possible de le lire dans le fragment choisi, de littérature et de football.

Ont participé à cette traduction Marc Binazzi, Sofiane Boussahel, Patricia Bronchain, Jennifer Dufraisse, Marcel Harmignies, Philippe Marchal, Sonya van Schalkwyk et Lena Westerink.

Manic Pixie Dream Girl

Il se pourrait que certains d’entre vous commencent à perdre un peu le fil chronologique de cette histoire. Ce qui me semble très embêtant. Alors bon, je vous explique: dans la première partie, nous avons suivi le cours du temps et dans la deuxième, en gros, nous le remontons. Et autant que je vous le dise maintenant: pour la troisième, nous ferons un saut dans le temps, vers ce qu’on pourrait appeler plus ou moins le présent. J’aurais pu faire plus logique ou plus clair, mais pour être honnête, la logique et la clarté, ce n’est pas tellement mon truc.

Dans cette partie, j’ai essayé de raconter un certain parcours intellectuel, mais c’est un échec. Je pense qu’il faut toujours être transparent à propos des échecs. C’est un échec parce que je dérive sans cesse de l’intellectuel vers le sexuel. De ce point de vue-là, je ressemble bien plus à Sigmund Freud qu’on pourrait s’y attendre.

Vous l’avez vu: j’essaie de commencer par Wittgenstein, mais je reviens toujours à la présentatrice Georgina Verbaan. Chaque fois, c’est pareil, je n’y peux rien. D’ailleurs j’ai la ferme conviction qu’une histoire se raconte d’elle-même et que l’auteur n’est qu’un spectateur bougon. C’est ce qu’on nous enseignait en littérature. Eh oui, j’ai aussi fait pendant un temps des études de lettres. On y apprenait une seule et unique chose: l’Auteur est mort. Stricto sensu, c’était vrai, la plupart des écrivains que nous lisions étaient morts depuis belle lurette.

J’ai mis un certain temps à comprendre qu’ils voulaient dire autre chose. Vous savez ce qu’ils entendaient par là? Ils voulaient dire qu’il ne fallait regarder que le texte sans se préoccuper de l’intention de l’auteur. Ce que je trouvais très offensant. Je saurai vous trouver, si vous ne vous préoccupez pas de mes intentions. Je suis peut-être le premier auteur vraiment vivant. Si d’aventure, en travaux dirigés, on en vient à discuter de ce livre, appelez-moi! J’enfourcherai mon vélo et je viendrai vous les dévoiler, mes intentions.

En lettres, l’usage de l’anglais était obligatoire car on pensait non seulement que l’Auteur était mort mais aussi la langue néerlandaise toute entière. Et comme si ça ne suffisait pas, tout le monde employait constamment le mot rather. Je crois que les étudiants s’imaginaient que l’emploi de ce terme leur donnerait raison. Rather untrue, si vous voulez mon avis.

En lettres, l’usage de l’anglais était obligatoire car on pensait non seulement que l’Auteur était mort mais aussi la langue néerlandaise toute entière

La plupart des étudiants en lettres étaient, disons-le, un peu bêtes. Bêtes et indisciplinés: ça va généralement de pair. Les lettres étaient des études parfaites pour des gens bêtes et indisciplinés, parce qu’on pouvait dire ce qu’on voulait. Une fois l’Auteur déclaré mort, tout devenait possible. Tout ce qu’on disait relevait de l’interprétation.

À force, ça a fini par me rendre dingue. Surtout ces hochements de tête après la moindre interprétation. Il fallait toujours opiner du chef. Ç’aurait été plus amusant de pouvoir, à chaque interprétation, jeter un livre à la tête de quelqu’un. Dans le temps, j’avais un entraîneur de foot qui, chaque fois qu’on tirait à côté, criait: « Mais fais plutôt du tennis, bonhomme!». Ç’aurait été plus drôle, un enseignant qui te conseille tout bêtement de faire du tennis dès que les fleurs de Mrs. Dalloway reviennent sur le tapis.

J’ai fini par me lasser de Mrs. Dalloway. Mrs. Dalloway raconte un jour de la vie quotidienne de Mrs. Dalloway. Là, déjà, je décroche. Je préfère lire des histoires sur des gens qui ont une vie hors du commun. En plus, j’avais vraiment du mal à me concentrer sur ce livre parce que je lisais l’exemplaire de ma grand-mère et qu’elle ne m’autorisait pas à le lire en dehors de chez elle. «Les chaussettes et les livres, ça ne se récupère jamais», disait-elle, et sur ce point elle avait totalement raison.

Ma grand-mère, comme l’avait dit un jour ma mère, avait «commencé à planer» un peu. Et pour planer, elle planait. La plupart du temps, elle n’ouvrait pas quand je sonnais à la porte. Lorsque j’entrais avec ma propre clé, elle me tapotait l’épaule et me disait: «Mon petit, tu ne pourrais pas revenir à une heure plus chrétienne?» Alors qu’il était trois heures de l’après-midi. Ma grand-mère parlait toujours d’heures chrétiennes. C’était drôle. Elle appelait mes parents de préférence vers une heure et demie du matin pour demander où était passé Tijn. Tijn, c’est mon oncle et il habite en Frise depuis une quarantaine d’années. C’est ce que répondait ma mère d’ailleurs, mais souvent elle ne la croyait pas. Elle disait: «Ce petit con est sûrement encore au bistrot.»

Chaque fois que j’essayais de me concentrer sur la vie ordinaire de Mrs. Dalloway, ma grand-mère me demandait qui était cet homme charmant accroché au mur. Je lui répondais: «C’était ton mari.». Comme elle rayonnait à ces moments-là! C’était vraiment émouvant. Elle s’en allait ensuite s’allonger parmi tous ses livres italiens. Ma grand-mère ne parlait pas un mot d’italien, mais elle trouvait que c’était une très belle langue. Ça aussi, c’était très émouvant.

Comme je trouvais ma grand-mère très émouvante, je restais souvent tout l’après-midi. Nous commandions alors des plats cuisinés. Je pense que ma grand-mère et moi avons mangé tous les plats cuisinés du monde. Elle me faisait toujours des clins d’œil pendant le repas. C’était une vraie séductrice. Parfois, elle s’arrêtait brusquement de manger et me disait: «Mais c’est complètement absurde de manger du babi pangang si tôt le matin». «C’est vrai», je lui répondais. Puis on continuait de manger.

On ne va tout de même pas trop s’attarder sur Mrs. Dalloway. C’est un peu gênant, mais je ne m’en souviens pas très bien. Voilà le problème avec ces livres dont tout le monde veut savoir ce que j’en pense et ce que j’y découvre comme symboles. C’est aussi pour ça que je ne regarde plus le foot avec des hommes: ils ont toujours quelque chose à en dire après. Et si on insiste, ils finiront même par discuter de symbolique.

C’est aussi pour ça que je ne regarde plus le foot avec des hommes: ils ont toujours quelque chose à en dire après

Je n’ai jamais vraiment compris ce genre de choses: ni au foot, ni en littérature. Selon moi, il se passe quelque chose, un tir ou une phrase, que l’on peut apprécier. Et ce qui est génial, c’est qu’il n’y a rien à en tirer, après coup. Ce que je veux dire, c’est que ce premier but de Van Persie contre l’Espagne, il n’y a vraiment rien à en dire. Ce fut. On l’a vu ou on ne l’a pas vu.

Putain, ce but! J’étais en train de manger une pizza avec Mike quand je l’ai vu et je ne peux pas expliquer pourquoi, mais j’ai balancé cette pizza par la fenêtre. J’étais tellement heureux! Une pizza, ça tombe lentement. Je l’ai vue planer, exactement comme Van Persie, et juste avant qu’elle ne touche le sol, elle a été rattrapée par une chaise. Vous imaginez la scène? Mes voisins étaient si contents qu’ils ont jeté leur chaise par la fenêtre. À mon avis, cela en dit plus long que n’importe quelle interprétation.

Tobi Lakmaker, De geschiedenis van mijn seksualiteit, Das Mag, 2021, p. 137-141.
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Tobi Lakmaker

écrivain

photo © Renée de Groot

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